Felipe Carmona : « Au Chili, un regard neuf est essentiel pour le travail de la mémoire »
Felipe Carmona, jeune réalisateur chilien, présentera à FILMAR son long-métrage Penal Cordillera qui suit le quotidien de cinq tortionnaires de la junte militaire emprisonnés dans une prison aux allures d’hôtel 4 étoiles, au pied de la cordillère des Andes. Lors de leur transfert dans un autre établissement, ils feront tout pour rester dans leur antre de privilégiés.
Par Vania Aillon et Luisa Ballin
Comment est née l’idée de Penal Cordillera ?
Un jour, en regardant le journal télévisé, j’ai été frappé par le transfert des prisonniers de Punta Peuco, la prison de luxe des dirigeants de la dictature, vers un autre pénitencier. Cela a éveillé ma curiosité, d’autant plus que nous n’avions pas d’informations sur leur intimité. Comment ces criminels vivaient-ils ? Faisaient-ils des cauchemars ? L’idée d’imaginer leurs conversations, d’entrer dans l’esprit de ces anciens tortionnaires, qui sont aussi des êtres humains avec des familles, était fascinante ! Les dialogues du film sont une fusion de fiction et de réalité, mêlés de témoignages authentiques. L’objectif était, en quelque sorte, de scruter le côté potentiellement monstrueux de l’être humain.
Dans le film, l’humour est présent malgré les tragédies provoquées par la dictature de Pinochet. Comment l’avez-vous abordé ?
Penal Cordillera, qui se déroule en 2013, n’est pas un long-métrage sur la dictature en tant que telle. Le pinochetisme ne se limite pas qu’à l’ère de Pinochet. Il s’agit de tout ce qu’il représente et de ceux et celles qui l’ont suivi : le pouvoir économique, certains médias et une partie de la population. Le film débute avec un humour absurde puis passe progressivement du délire à la violence. Présenter le côté humain de ces assassins et tortionnaires peut éveiller un certain malaise, mais cela offre aussi un regard neuf sur l’Histoire chilienne. Le film a été projeté à Londres, où le sens de l’humour est différent. Au Chili, l’humour absurde est présent au quotidien malgré nous, comme le démontrent par exemple les œuvres du cinéaste Raoul Ruiz.
Quel est le poids de l’armée aujourd’hui ?
Le commandant en chef a exprimé des excuses et semble adopter une attitude plus ouverte. Pourtant des militaires conservateurs l’ont traité de traître. Le pinochétisme est encore ancré au sein des forces armées, qui considèrent toujours avec fierté leur participation au coup d’État de 1973.
Quelle relation entretenez-vous avec le cinéma et la mémoire en tant que jeune réalisateur ?
La mémoire de la sanglante dictature chilienne est vitale. Je ne suis pas historien, mais je constate que le pouvoir brutal persiste, peut-être même depuis la guerre civile de 1881. Traumatisante, la dictature a engendré une forme d’amnésie chez certain·e·s. Des personnes veulent effacer ce passé en niant les atrocités. Une sénatrice a d’ailleurs récemment remis en question les violations des droits humains. Le chapitre de la dictature est-il vraiment clos ? Je n’ai pas la réponse. Pour moi, en tant que créateur, le cinéma et l’art sont des moyens essentiels pour créer et préserver un espace de mémoire. Aujourd’hui, les jeunes cinéastes trouvent d’autres formes narratives pour aborder ce sujet, car un regard neuf est essentiel pour raviver cette mémoire.